NOS 2 PROS DU 27/02/2024

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Comment être un érudit ?

  • 9Erudit : Pourriez-vous distinguer, pour nous, les liens qui peuvent exister entre l’érudit, l’expert et le spécialiste ? Existe-t-il une différence de fond ou sont-ce des synonymes ?

    Erudit : Il me semble qu’il y a une différence de fond. L’expert est celui qui, sur un sujet spécifique, a une très grande expérience et peut émettre un point de vue, que ce soit sur les dictionnaires au xxe siècle ou bien sur la prosodie au xviie ou bien encore à propos de la carrosserie des voitures de sport ou de tel ou tel point d’aéronautique. À la limite, je peux dire qu’à un moment donné, quand j’ai soutenu ma thèse, j’ai pu être un expert des dictionnaires analogiques. Je les avais tous lus, je savais ce qu’il y avait dans chacun et je pouvais les comparer. L’expertise c’est être très précis sur un sujet qu’on a pu cerner. L’érudit est au-dessus du spécifique, avec un savoir plus large, mais moins précis : il a une vue d’ensemble.

    11Spécialiste, c’est un mot qu’on vous attribue de l’extérieur. L’expert établit des expertises, on lui demande son avis. Il peut même donner une note, donner son aval à un projet, c’est pour cela qu’on met en place des jurys d’experts pour prendre des décisions. Le spécialiste serait davantage la personne qui connaît bien un sujet mais à qui on ne demande pas forcément son expertise. Je me sens spécialiste de tel ou tel dictionnaire, tout en gardant à l’esprit que c’est une recherche sans fin. Le mot « spécialiste » n’est pas à mes yeux synonyme d’« érudit ». C’est un mot relativement large : un tueur à gages peut être qualifié de « spécialiste » ! Le spécialiste a une expérience reconnue dans un domaine précis. D’une certaine façon, le spécialiste agit, tandis que l’expert juge, délivre une expertise. Le spécialiste de la plomberie répare merveilleusement un robinet défaillant. L’érudit, aura pour ambition la connaissance des différents robinets du monde, de leur histoire, et il saura quels sont les spécialistes à consulter, si c’est un robinet italien, espagnol, ou du Moyen Âge. Voilà peut-être la différence.

    Erudit : L’érudition est souvent assimilée à un stéréotype de l’austérité. Peut-on espérer une érudition joyeuse ? L’érudit peut-il se servir de son savoir accumulé comme principe pour se tourner vers l’Autre ?

    Erudit : L’érudition me paraît devoir être forcément joyeuse. Je ne peux pas imaginer l’érudition triste et isolée, elle ne peut s’assimiler à une punition pour soi-même et pour les autres ! Elle relève du plaisir des savoirs à offrir. On le voit auprès de nos étudiants, et on revient ici à l’étymologie : on ne les intéresse que lorsqu’ils perçoivent qu’on les élève hors d’une certaine ignorance. On est tous heureux d’être moins ignorants… « Joyeux », c’est de fait souvent l’épithète ajoutée au mot « érudition ». C’est ce qui fait qu’on apprécie l’érudition de Rabelais, ou celle d’Orsenna. Elle n’est jamais triste ou pesante. Le ciel ne nous tombe pas sur la tête. L’érudition doit servir à quelque chose, elle doit être porteuse d’espoir, aider les uns et les autres. Mettre en relation pour évidemment vivre en principe plus heureux et en tout cas en connaissance de cause. Il n’y a pas de raison qu’elle soit austère.

    14Alors c’est vrai que l’érudit ne se tourne pas les pouces. Il faut qu’il travaille, ça ne tombe pas tout seul des montagnes, il faut les gravir, il faut apprendre et cela suppose de longues heures dans une bibliothèque, au milieu des dictionnaires… Un érudit accompli, ce n’est pas pour autant un moine qui ne sort pas de sa cellule ; il en sort pour aller offrir ce qu’il vient de découvrir et ne pas être seul dans la cellule. On apprend pour apprendre aux autres. Ensemble. Au fond, l’érudition c’est apprendre sans cesse et dans tous les sens du mot.